Je vous propose pour aujourd’hui, un parcours très partiel, concernant la place qu’a occupée la
mélancolie dans la construction des catégories diagnostiques en psychiatrie. Je m’appuierai pour cela sur l’article de J-C Maleval, « Aux limites incertaines de la paranoïa » 1 , pour conclure sur ce qu’apporte l’étude de la mélancolie, dans l’approche psychanalytique des psychoses.
Guy Briole dans son article, « Kraepelin, la fragilité d’une œuvre colossale » 2 nous rappelle la
naissance en France de la psychiatrie, avec la libération des aliénés par Pinel à Bicêtre, en 1793.
Philippe Pinel a été un des premiers à écrire une classification complète des maladies mentales et à participer à la médicalisation de la folie, jusque là interprétée en termes moraux ou religieux.
Kraepelin, à la fin du 19ème siècle va s’intéresser particulièrement aux formes cliniques qui mêlent délire, manie et mélancolie et qui ont une évolution déficitaire rapide. Sa question est de savoir comment les séparer des autres par un diagnostic précoce, et il va marquer profondément la psychiatrie européenne en imposant une classification nosologique des maladies mentales fondée sur des critères essentiellement évolutifs. Pour Kraepelin le symptôme n’est pas la maladie et plutôt que de se perdre dans la variété, et la mobilité des symptômes, il va développer ce qu’il appelle la méthode clinico-évolutive par opposition à la méthode symptomatique ou étiologique qui avaient cours jusque là.
La sixième édition de son traité de psychiatrie (1899) qui fera date, systématise la définition, la
description et les limites des principales affections psychotiques. Il distingue, dans le groupe des psychoses : la démence précoce précoce, affection chronique de l’adulte jeune évoluant
progressivement vers une démence complète (pour nous la schizophrénie), la psychose périodique, dans laquelle alternent des accès d’excitation maniaque et des moments de dépression mélancolique, et la paranoïa. Tous les délires qui n’évoluent pas sur un mode déficitaire sont considérés comme paranoïaques. 3
Une clinique différentielle de la paranoïa et de la mélancolie.
Jusqu’à la cinquième révision de son Traité, Kraepelin adopte d’abord les positions qui avaient
cours dans la psychiatrie allemande. La paranoïa se différenciait de la mélancolie par l’opposition entre les troubles du jugement et les troubles affectifs – lesquels se trouvaient cependant mêlés au cours de la période d’état. Le diagnostic différentiel se faisait alors à partir de leur ordre d’apparition : troubles du jugement dans la paranoïa, troubles affectifs dans la mélancolie. Or, Kraepelin estime cette conception insuffisante. Le diagnostic ne se fait donc pas sur le début des troubles mais sur leur évolution, quand la systématisation a établi la modalité évolutive.
Même si Kraepelin maintient la paranoïa et la mélancolie comme deux affections bien séparées, leur différenciation reste complexe. Pour la mélancolie il relève le caractère endogène, donc la dimension constitutionnelle et l’existence d’un terrain ; la mélancolie comporte en outre une dimension morale.
En ce qui concerne la paranoïa il dégage : le développement insidieux, le caractère systématique et conceptuel du délire à l’écart de toute hallucination et de tout trouble de l’émotivité, il isole le phénomène de l’interprétation délirante comme central dans la paranoïa et signale son caractère structurant quant au monde du patient. JP Deffieux lors de la discussion qui avait suivi l’intervention de Guy Briole, indiquait en quoi, les cas cliniques présentés par Kraepelin montraient très bien la dimension de la méchanceté de l’Autre dans la paranoïa comme dans la mélancolie, avec cette distinction d’une méchanceté considérée comme injuste dans la paranoïa, et méritée dans la mélancolie. Et il trouvait formidable que
Kraepelin ait pu relever cela. Le paranoïaque cherche à obtenir réparation et le mélancolique estime que son châtiment est mérité, mais ils ont en effet tous deux affaire à un Autre méchant. Kraepelin distingue en effet ; le reproche selon qu’il est situé dans le sujet lui-même ou dans l’Autre ; la réaction, qui se répartit entre châtiment mérité ou la volonté d’ obtenir réparation ; le délire qui est d’un coté de petitesse, de l’autre de grandeur, et la dangerosité, envers lui pour le mélancolique, envers les autres pour le paranoïaque. Comme le soulignera J-A Miller : Lacan rendra compte avec sa théorie du signifiant du phénomène de l’interprétation délirante comme étant au centre de la paranoïa.
1 Maleval. J-C., « Aux limites incertaines de la paranoïa », Robert Gaupp et le cas Wagner, La Cause freudienne 2009/3 (N°73), pages 154 à 176.
2 Briole. G., Emil Kraepelin, La fragilité d’une œuvre colossale, La Cause freudienne 2009/3 (N° 73), pages 118 à 137
3 Géraud. M., « Emil Kraepelin : un pionnier de la psychiatrie moderne », L’Encéphale, 2007 ; 33 : 561-7, cahier 1, disponible sur internet.
Dans le cadre du cycle conférences sur l’Autre méchant organisé par UFORCA en 2010, Philippe
Lasagna 4 interviendra lui à propos d’un autre psychiatre Séglas. La distinction paranoïa-mélancolie fait aussi débat entre Séglas, Kretschmer, Ballet, qui repèrent le coté persécuté auto-persécuteur du mélancolique, mais maintiennent des distinctions qui concernent, le ralentissement, la nature du passage à l’acte et la douleur morale. Miller soulignera combien en rester au ras des phénomènes fait problème, Lacan permettra de s’extraire de ce débat avec la causalité signifiante.
La place du reproche Dans le sujet lui-même Autre désigné Autre social
Le délire Délire de petitesse Délire de grandeur
La réaction Châtiment mérité Obtenir réparation
Dangerosité Lui et les autres Les Autres et lui
La référence aux concepts psychanalytiques permet d’éclaircir les débats diagnostiques de la psychiatrie.
Dans article, « Aux limites incertaines de la paranoïa » 5 , J-C Maleval, revient sur le cas d’Ernst
Wagner, instituteur qui en 1913 va tuer sa femme et ses 4 enfants et le lendemain 9 habitants du
village en s’appuyant sur la lecture de ce cas par le psychiatre allemand Robert Gaupp, chef de
l’école de Tubingen. Gaupp (1870-1953) s’inscrit dans le courant psychodynamique qui se
constitue au début du XXe siècle et le diagnostic d’Ernst Wagner va donner lieu à des controverses, qui s’inscrivent à l’époque dans le débat schizophrénie, paranoïa.
Robert Gaupp, a observé Wagner pendant vingt-quatre ans et il pose le cas comme relevant de la paranoïa, Bleuler lui y voyait une schizophrénie paranoïde, J-C Maleval, lui, donne sa portée, au delà de la dimension paranoïaque du cas, aux éléments en faveur de la mélancolie. En effet en 1922, à la question de Gaupp, « qu’est-ce qui était le plus important pour vous, le sentiment de votre faute, ou la haine que vous portiez, Wagner répondra, -c’est le sentiment de ma faute ». Pour J-C Maleval, Wagner interroge la pertinence et les limites du concept de paranoïa.
4 La Sagna. P., Séglas et le système de l’Autre Méchant, dans La Cause freudienne 2010/1 (N°74) disponible sur internet.
5 Maleval. J-C., « Aux limites incertaines de la paranoïa », Robert Gaupp et le cas Wagner, La Cause freudienne 2009/3 (N°73), pages 154 à 176.
Concernant la genèse de la paranoïa, dans les premières décennies du XXe siècle, un débat
acharné oppose les tenants de l’intervention d’un processus psychique irruptif, qui bouleverse et remanie la personnalité (Kraepelin) et les promoteurs d’une approche génétique compréhensive. Les études de Gaupp concernant Wagner sont principalement orientées vers la démonstration de la compréhensibilité du délire dans son rapport aux expériences vécues par le malade. Gaupp tout comme le jeune Lacan se réfère à la théorie de la paranoïa développée par Kretschmer qui fut l’un de ses assistants de 1913 à 1926. 6
Le cas Wagner.
Une faute irréparable
Suivons les termes de J-C Maleval : les meurtres commis par Wagner en 1913 trouvent leur source dans des actes de bestialité (fornication animale) [die Sodomie] accomplis en 1901 à Mühlhausen où il travaillait comme instituteur. Il ne lèvera jamais le secret sur la nature exacte de ces actes vécus comme une faute irréparable. Dès le lendemain, apparaissent des phénomènes de «signification personnelle », (…) dans la rue et à l’auberge, il entend des « obscénités » et des «saletés » dont il a la certitude qu’elles se rapportent allusivement à lui, bien que son nom ne soit jamais prononcé. (…) Il suppose que tout le monde connaît sa faute. Pendant plusieurs années, il vit dans l’angoisse, torturé par le remords de ses actes, et craignant qu’ils ne soient découverts. (…) Il s’éprouve comme « une bête aux abois » et développe une haine des habitants des villages où il a séjourné, les constituant ainsi en persécuteurs. Le dégoût de la vie et les pensées suicidaires qui l’ont toujours accompagné depuis son enfance s’accentuent et le conduisent en en 1904 à une tentative de suicide.
En 1909, Wagner commence une biographie de 296 pages. Son projet est de présenter la
confession d’un homme sur le point de perpétrer un crime terrible : détruire le village de
Mühlhausen et tous ses habitants mâles, tuer sa famille et finalement se suicider. Il s était rendu
coupable d’actes horribles dans ce village, de sorte qu’il devait disparaître de la surface de la terre (…) ; seuls femmes et enfants devaient être épargnés. Après avoir châtié les habitants de
Mühlhausen, il projetait de périr dans l’incendie qu’il aurait allumé du château de Ludwigsburg,
demeure de la famille royale du Wurtemberg : selon lui, le péché avait édifié ce château, le péché devait le détruire. Le 4 septembre 1913, après être passé à l’acte, il est malmené par les habitants de Mühlhausen qui le laissent pour mort (…) . Les expertises psychiatriques de Gaupp et de Wollenberg concluent de manière concordante à la paranoïa. Ceci évite à Wagner de passer en procès, mais le condamne à l’asile psychiatrique jusqu’au terme de ses jours ce qu’il contestera.
Maleval note que Wagner admettra avoir tué des innocents, mais n’exprimera jamais de véritable repentir à leur égard, « se plaignant plutôt d’avoir été le jouet du destin.(…) il soutiendra que «l’homme n’est pas plus responsable de son être qu’il ne l’est de ses actes.(…) » que « c’est la vie qui fait l’homme, que chacun est mené par les fils de sa destinée, que tout est prédéterminé et que, par conséquent, il nie toute culpabilité. « J’ai certes devant mes yeux ma famille massacrée, mais ce n’est pas un poids pour ma conscience[,] ce geste ne peut constituer une charge contre moi ». 7
Wagner n’a pas de repentir à l’égard de ses crimes, il se présente comme le jouet du destin, et nie toute culpabilité. Pour Wagner sa faute n’est pas le crime. Après le passage à l’acte, à partir de 1923, de nouveaux thèmes de persécution vont apparaitre, il accuse un auteur connu de le plagier, sa demande de procès, prise au sérieux, sera déboutée faute de preuves.
6 « Cf.ibid. » p. 156.
7 ibid. p. 158-159.
La quête de l’étiologie de la paranoïa
La doctrine classique de Kraepelin soutenait « l’insignifiance des causes extrinsèques » sur le
cours de la paranoïa, et en déduisait que la maladie puisait « ses racines les plus solides dans un état de prédisposition morbide». Le caractère selon Kretschmer se construit en relation avec
l’environnement social, et Wagner intéresse Gaupp, Kretschmer, et aussi Lacan, parce que le
délire s’avère entièrement compréhensible par rapport aux événements vécus. Le projet de Lacan dans sa thèse est en effet, (…), d’apporter une « contribution à la théorie psychiatrique du caractère », visant à proposer un modèle de compréhension de tout un champ de la
psychopathologie réactionnelle, prenant pour référence les relations de compréhension
jaspersiennes, c’est dans ce fil qu’il introduira à propos d’ Aimée, la tendance concrète à
l’autopunition.
Kretschmer repère dans le délire de Wagner, jusqu’au passage à l’acte, des caractéristiques du
délire de relation sensitif. La masturbation à la base du conflit psychique, le délit sexuel élaboré
dans le sens d’une insuffisance humiliante, le sentiment de culpabilité, le désespoir, l’angoisse, les tortures morales. Mais le dénouement n’est pas le geste d’un sensitif, il s’agit alors pour
Kretschmer 8 d’un cas atypique, d’une forme mixte, mais qu’il laisse du côté de la paranoïa.
Dès la fin des années trente, Lacan va mettre en question la méthodologie d’investigation des
troubles mentaux prônée par Jaspers. Reste que le travail de Gaupp établit sans conteste que le
délire ne saurait être réduit à un dérèglement de la pensée : il interagit avec l’environnement.
Cependant, Maleval le souligne, malgré son caractère atypique, ni Kretschmer, ni Gaupp, ni Lacan ne remettent à ce moment là en question le diagnostic de paranoïa. Pourtant, si les idées de grandeur et de persécution restent en effet très présentes dans le délire de Wagner, elles ne sont pas dominantes. Wagner, situe la faute au fondement de sa souffrance morale, bien avant la persécution, certains passages de son auto-biographie en témoignent, « J’aimerais d’emblée me délivrer d’un aveu : je suis un sodomite. (…) . Que pèsent vos ricanements lubriques face à une seule minute de mépris de soi. Mon mépris pour moi-même, mon chagrin m’ont vieilli avant l’âge, (…) je suis la souffrance faite chair. » Après les passages à l’acte de 2013, opérés avec l’intention de se suicider, le « sodomite » lui paraissait plus abject que le meurtrier parce que ses actes souillaient l’humanité entière. Maleval retient surtout la réponse de Wagner à la question de Gaupp : quand celui-ci lui demande « Qu’est-ce qui était le plus fort en vous, le sentiment de votre faute ou la haine ? Il lui répond- Le sentiment de ma faute ». il affirmait avoir tué sa famille par pitié, pour les soustraire au mépris et à la honte. Après ses meurtres, il refusa d’être considéré comme malade mental, et fit tout pour obtenir l’ouverture de son procès afin d’être condamné à mort. « Pourquoi aucun des cliniciens n’a t’il suggéré la mélancolie? (…) Il n’y a pas de ralentissement psychomoteur, ce n’est donc pas une mélancolie selon eux. Pour nous la question de la faute est essentielle, mais pour eux ce n’était pas le cas » 9 . Maleval propose donc de considérer Wagner comme un mélancolique atypique tout autant que comme un paranoïaque atypique.
En fait les catégories mixtes, les schizophrénies dysthymiques ou psychoses schizo-affectives peinent à s’imposer alors car elles portent atteinte à la belle tripartition kraepelinienne des psychoses, si bien différenciées par leur évolution : déficitaire pour la démence précoce, périodique pour la maniaco-dépressive, chronique sans affaiblissement intellectuel pour la paranoïa alors qu’en fait, toutes les intrications entre les trois grands syndromes psychotiques dégagés par Kraepelin ont été observées.
8 ibid. p. 162.
9 ibid. p. 166.
Mais au début du XXe, la paranoïa Kraepelinienne va être supplantée par la schizophrénie
bleulérienne. Francois Sauvagnat, précise pour nous, dans la discussion qui suit l’exposé de J-C
Maleval, le débat entre Kretschmériens contre bleulériens. À partir des travaux de Bleuler, la thèse classique outre-Rhin, c’est qu’au fond la paranoïa n’existe pas. Soit on est schizophrène – et, dès lors, il peut y avoir des délires paranoïdes –, soit on est « dégénéré » . L’importance de Kretschmer, est de maintenir l’idée qu’il existe des fous qui ne sont pas schizophrènes.
A l’appui des repères qu’apportent Lacan dans son enseignement, J-C Maleval pose cette question, faudrait-il considérer Wagner comme un paranoïaque capable d’identifier la jouissance au lieu de l’Autre ? Le meurtre de ses persécuteurs, y fait penser, mais il ne suffit pas, le sentiment de sa faute sexuelle ne cesse pas de le tourmenter, lui faisant espérer une mort seule capable de le délivrer de ses péchés. Cependant cette lecture ne conduit pas Maleval à trancher le débat, il souligne au contraire qu’ une approche psychanalytique de Wagner ne conduit pas à forcer la distinction entre mélancolie et paranoïa. Elle attire plutôt l’attention sur les mécanismes communs. Freud relève cette ambiguité accusateur-accusé, le paranoïaque, qui est un accusateur, est en fait aussi un accusé, tandis que le mélancolique, à l’évidence accusé, serait en réalité un accusateur, s’y ajoute la dimension de certitude pour chacun concernant l’existence d’un dommage auquel il faut remédier. Lacan, apportera un élément de réponse avec le concept de forclusion du Nom-du-Père et ajoutons, celui d’objet a. Donc loin de les opposer, J-C Maleval propose de reconsidérer les rapports de la paranoïa et de la mélancolie, à partir d’un socle mélancolique de toute psychose. Quand les défenses d’un sujet psychotique s’effondrent, écrit-il, il court régulièrement le risque de percevoir son être comme un objet d’abjection. Vérité dernière, que selon Freud, le mélancolique saisit avec plus d’acuité que d’autres. 10
Pour Maleval le cas Wagner révèle combien les limites de ces catégories psychiatriques s’avèrent incertaines et d’autant plus aujourd’hui, que paranoïa et mélancolie ont disparu du DSMV, son étude nous invite à dépasser la clinique psychiatrique par la clinique psychanalytique.
J-A Miller, à la suite de J-C Maleval, en proposera une lecture à double entrée. Il situera la clé du
cas dans la rencontre de Wagner avec la sexualité. L’élément incitateur au délire –, c’est la
problématique onanisme et bestialité. La difficulté de Gaupp à s’orienter vers un choix d’objet qui convienne, le fait vaguer entre onanisme et bestialité avant de rencontrer la fille de l’aubergiste. C’est ce point qui le précipite dans un délire de douze ans. dont il sort en tuant quatorze personnes. Miller propose alors de distinguer deux types de meurtres : (…) le meurtre de sa famille est un meurtre altruiste, qu’il effectue par compassion, par pitié, pour qu’ils ne souffrent pas, c’est un meurtre de type compassionnel alors que les habitants du village sont des persécuteurs,( meurtre de type paranoïaque). Miller distingue également d’une part, les élaborations du délire, et d’autre part, un sentiment de la faute et des auto-reproches constants. La transgression sexuelle sera suivie de la construction d’un savoir délirant dont le germe est ce phénomène élémentaire de jouissance transgressive, mais l’élément de souffrance paraît difficilement niable. 11 Le phénomène élémentaire, conséquence de la carence de la signification phallique, ouvre Wagner à un délire qui ne suffit pas à localiser sa jouissance, et au sentiment dominant de la faute. Ce sentiment pris en compte permet
de distinguer deux types de passage à l’acte.
10 ibid p. 169.
11 ibid. P. 171.
Petit retour sur l’approche de la mélancolie avec les concepts de la psychanalyse.
Eric Laurent., dans son article « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale » 12 nous rappelle
qu’en psychiatrie, les catégories cliniques de névrose, psychose et perversion, ont été démembrées par la clinique du médicament. Mélancolie et paranoïa ne font plus partie des catégories retenues dans le DSMV, qui y préfère la dénomination d’ Episode dépressif Caractérisé. A partir de 1962, la publication d’études montrant l’efficacité de l’Imipramine sur des pathologies variées allant du ralentissement psychomoteur durable jusqu’au anxiétés aigues épisodiques va opérer un effet de coupure transversale sur toute la nosologie. Les traitements se montrant efficaces sur des pathologies appartenant à des catégories différentes vont valoir comme démonstration de l’inanité de la barrière entre névrose et psychose alors que la clinique psychanalytique suppose, elle, la prise en compte de ces catégories même si le dernier enseignement de Lacan les subvertit.
Freud, on le sait, dégagera deux modalités successives de l’identification mélancolique. Dans Deuil et mélancolie 13 , le sujet est identifié à l’objet. La mélancolie est rapportée à une perte, perte d’un objet aimé ou à une perte d’une nature plus morale et parfois difficile à reconnaitre, perte qui se distingue du processus de deuil car il y a dans la mélancolie un manque d’estime de soi, qui fait défaut dans le deuil. « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même » et surtout « c’est l’aversion morale du malade à l’égard de son propre moi qui vient au premier plan », dimension très présente chez Wagner. La thèse de Freud est connue, l’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là (…) elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet « abandonné », c’est ce qui permet à Freud de conclure, « Le moi ne peut se tuer lui-même que lorsqu’il peut se traiter lui-même comme un objet » . 14 Dans « Le moi et le ça » l’accent est mis non plus sur l’identification à l’objet mais sur, la fonction du surmoi. Le moi est jugé par une instance extérieure, instance de surveillance déjà identifiée dans la paranoïa et le surmoi, héritier de l’identification au père mort est situé comme la première identification qui se soit produite.
Eric Laurent note que Lacan, avec la forclusion du Nom du père permet de tenir, l’identification à la chose et l’identification au père mort ensemble, et par là, de situer la mélancolie dans le champ des psychoses. Il peut ainsi écarter une lecture qui ferait de l’identification narcissique un mode intermédiaire entre névrose et psychose, selon le degré d’appauvrissement du moi. La forclusion du Nom du père dit le manque de signifiant pour indexer la jouissance. Son défaut laisse la jouissance non fixée par le signifiant, trop présente, ininterprétable. L’identification au père mort et le rapport à la chose originaire sont les deux faces du même. Le sujet mélancolique est condamné par l’instance extérieure, parce qu’il est divisé par sa propre jouissance, dont le retour est déterminé par la forclusion du Nom du père. Le sujet en se frappant lui-même, manifeste du même coup, le registre de l’identification signifiante de la forclusion, et le registre de la jouissance.
Colette Soler situe, elle, paranoïa et mélancolie 15 à partir de l’insulte, et de la certitude.
Le paranoïaque insulte l’autre, et le mélancolique, on croit qu’il s’insulte, mais en fait il insulte
l’autre auquel il s’est identifié. L’insulte vaut comme index du hors langage et s’explique par la
division entre le symbolique et le réel. C’est un index verbal, pour désigner au coeur de l’homme cette part qu’on n’arrivera pas à dire, que le symbolique essaye de cerner mais rate. Le paranoïaque vise la chose du coté de l’Autre, et le mélancolique la vise de son côté à lui. C’est une grande différence, mais tous deux visent ce centre obscur. Autre point commun de la paranoïa et de la mélancolie, la certitude de la chose, de la jouissance et dans les deux cas la présentification de la vanité du symbolique, aucun discours n’y peut mais. Il y a pour chacun une affirmation qui n’appelle pas de démonstration, qui est hors de toute discussion, et qui est le signe de ce que Lacan appelle le retour dans le réel. Des différences cependant : lorsque en 1966, Lacan donne cette formule, la paranoïa identifie la jouissance au lieu de l’Autre, cela ne signifie pas qu’elle l’identifie simplement au lieu du partenaire, ce dont il s’agit c’est de faire rentrer la jouissance au lieu du signifiant. Pour le mélancolique, que la douleur d’exister soit dite, à l’état pur, indexe qu’elle ne passe pas dans le signifiant, qui l’entamerait. Ce qui fait retour dans l’acte suicidaire c’est la perte que normalement produit le symbolique. En passant par la fenêtre, le mélancolique se réalise comme la part exclue par le symbolique. L’acte suicide se traduit comme un retour, dans le réel, de la perte qui n’a pas été effectuée dans le symbolique. Ce phénomène peut être mis en lien avec les automutilations, ou se repère une réalisation de la perte qui n’a pas été opéré par l’opération du signifiant. Et pour dire un mot de la manie, Lacan parle à son propos, à l’inverse, de non fonction de l’objet a, produisant un sujet qui n’est plus lesté par rien dans la chaine signifiante, dispersé dans la fuite des idées. La paranoïa, aussi bien que la manie et la mélancolie supposent chez le sujet le parasite langagier. Les passages à l’acte de Wagner se déclineraient alors, en lien avec l’identification de la jouissance au lieu de l’Autre pour ses persécuteurs, et sur le mode du suicide altruiste comme réalisant la part exclue du symbolique pour les membres de sa famille.
12 Laurent. É., dans son article « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », paru dans Ornicar ? , n° 47.
13 Freud. S., « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Folio essais, 1968, p.145.
14 ibid. p. 161.
15 Soler. Colette., « Le sujet dans la psychose : paranoïa et mélancolie. » Toulouse : Presses universitaires du Mirail | 1994 | p. 80
Quel est l’apport de la mélancolie à la clinique psychanalytique contemporaine ?
Sophie Marret-Maleval le développe dans son article Mélancolie et psychose ordinaire 16 paru dans LCF N° 78.
En 98, lors de la convention d’Antibes, J.-A. Miller introduit le terme de « psychose ordinaire » ,
son but est de rendre compte des difficultés rencontrées par les cliniciens à trancher entre psychose et névrose : « si vous ne reconnaissez pas la structure très précise de la névrose du patient, vous pouvez parier ou vous devez essayer de parier que c’est une psychose dissimulée, une psychose voilée », 17 puis son article « Effet retour sur la psychose ordinaire » 18 met l’accent sur le dernier enseignement de Lacan et sur les possibilités offertes au sujet de remédier à la forclusion initiale, appelant ainsi à un repérage plus fin de la structure en l’absence de phénomènes élémentaires et de déclenchement. S Marret-Maleval, souligne, dans cet article, en quoi la particularité des éléments diagnostics de la mélancolie s’avèrent être un repère précieux pour le diagnostic de psychose ordinaire. En effet lors cette Convention d’Antibes, sur la psychose ordinaire, les collègues d’Aix Marseille, Philippe de Georges et Hervé Castanet 19 , faisaient référence à Tellenbach 20 , et à sa mise en avant d’un typus mélancolicus, décrivant une personnalité prémélancolique proche de la névrose obsessionnelle, avec notamment des mécanismes de suridentification, « de copiage d’une sorte d’idéal, non pas du moi, mais d’une norme sociale » . Sophie Marret-Maleval, relève la proximité entre le modèle du typus mélancolicus, et celui de la psychose ordinaire, et nous soumet l’hypothèse selon laquelle, les identifications imaginaires dans la psychose ordinaire pourraient masquer une position mélancolique sous-jacente, et partant, elle nous invite à considérer le fond mélancolique de
toute psychose. Elle retient comme paramètre fondamental de la mélancolie, le trouble du
narcissisme, et l’identification du sujet à l’objet a comme conséquence de la forclusion, trouble qui se laisse discerner dans bien des psychoses. La grande proximité des repères proposés par J-A Miller pour la psychose ordinaire avec les points saillants du typus melancolicus peut s’avérer utile dans le repérage d’ une psychose ordinaire. Ainsi lorsque de petits signes discrets attestent de la carence de la fonction phallique, sans phénomènes élémentaires manifestes, le repérage de la position d’objet du sujet s’avère précieux – il est cependant parfois difficile car masqué par des identifications imaginaires – ; il ne peut se saisir qu’à condition de rester attentif aux autres éléments évocateurs de la psychose. Le rapport au sens est l’un d’eux, Freud relève le caractère énigmatique de l’inhibition mélancolique, H. Tellenbach évoque le sentiment de perte du sens de l’existence, un caractère d’énigme de la vie, une difficulté à faire sienne son histoire dont le sujet parle avec un détachement teinté d’inaffectivité, un engluement dans une difficulté présente hors de toute saisie dans une causalité. Ce repérage permet aussi de ne pas confondre avec la division du sujet une certaine facilité à se remettre en question, relevant de discrets autoreproches.
16 Marret-Maleval. Sophie., « Mélancolie et psychose ordinaire » dans La Cause freudienne 2011/2, p 248 à 257.
17 Miller J.-A., La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Seuil / Agalma, coll. Le Paon
18 Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n° 94-95, janvier 2009, p. 41 & 44
19 Castanet H. & De Georges P., « Branchements, débranchements, rebranchements », La psychose ordinaire op. cit., p. 40.
20 Tellenbach. Hubertus., La mélancolie, Presses Universitaires de France, coll. « Psychiatrie ouverte », 1985.
Eric Laurent 21 cite, à son tour, les phénomènes dépressifs isolés chez l’adulte, échappant à toute reprise dans l’histoire du sujet et de ses symptômes, ils sont à saisir, tout comme les moments dépressifs majeurs chez l’enfant, comme des moments de rejet de l’inconscient et ils ont la même valeur indicative que tel ou tel « phénomène élémentaire » comme celui isolé par Lacan chez l’homme aux loups, il nous invite à une clinique qui ne s’épuise pas à suivre l’établissement du « discours déprimé » et à interroger le sujet non pas du côté de l’inconscient comme discours de l’Autre, mais du côté du silence des pulsions de mort.
21 Laurent. É., dans son article « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », paru dans Ornicar ? , n° 47