Gaëtan Gatien de Clérambault
Qui est le Dr Gaëtan GATIAN DE CLÉRAMBAULT[1] ?
Enfance
Gaëtan Gatian de Clérambault est né le 2 juillet 1872 à Bourges. Il est issu d’une famille noble de Touraine. Par sa mère il est un descendant d’Alfred de Vigny, et du côté de son père, il tire des origines de René Descartes. Avec son jeune frère Roger, il est élevé dans la plus pure tradition catholique.
Sa petite enfance se passe à Bourges, elle est traversée par deux moments de bascule. Il n’a pas tout à fait cinq ans quand sa sœur Marie, de deux ans son aîné, meurt. Les deux années qui suivent, « Sa santé laisse toujours un peu à désirer » de « vilaines douleurs le persécutent toujours sur les yeux, au cœur et à l’estomac.[2] » En 1881, le travail du père oblige la famille à déménager pour Guéret. L’enfant de neuf ans entre dans un profond chagrin ; ce sont les leçons de latin que lui offre sa mère qui le tireront de cette peine. En 1885, à treize ans, il est envoyé à Paris et inscrit à l’internat du collège Stanislas, collège catholique qui comptera également Lacan parmi ses élèves, une vingtaine d’années plus tard. Il quitte Stanislas en 1889 et s’inscrit à l’Ecole nationale des Arts décoratifs, où les études font une large part au dessin d’anatomie. Cependant, rapidement son père l’enjoint de passer une licence de droit, qu’il obtient, mais son choix va vers la médecine, sans que l’on sache ce qui a déterminé ce choix.
Le jeune médecin
En 1898, à 26 ans, il est admis au concours de l’internat, il s’oriente vers la pathologie mentale.
Il commence son internat à la Salpêtrière où il découvre l’aspect criminologique de la pratique, auprès de Paul Dubuisson, médecin expert près le tribunal. Parallèlement il assiste à Sainte Anne aux présentations de malades de Magnan où il apprend la technique de l’entretien clinique. Concernant le savoir théorique sur les maladies mentales, il se tourne vers l’œuvre de Kraepelin. Donc d’un côté Magnan, une clinique du temps pour voir, en effet Magnan reçoit des patients sur un temps court, celui de l’admission, et de l’autre côté Kraepelin et le temps pour comprendre avec des observations de patients qui s’étalent sur plusieurs années.
Sa thèse de doctorat traite de l’origine des hématomes du pavillon de l’oreille ; il repère qu’ils surviennent chez des sujets atteints de paralysie générale en phase terminale ou chez les mélancoliques qui cessent de se nourrir ; il en déduit qu’ils sont le résultat de carences alimentaires contrairement à son maître Magnan qui les interprétait comme la conséquence de traumatismes externes. Ainsi, dès cette thèse, on voit qu’il s’intéresse à l’origine des symptômes et qu’il n’hésite pas à questionner le savoir de ses maîtres.
Changement de poste (1902-1913)
Le 1er mars 1902, à vingt-neuf ans, Clérambault rejoint l’Infirmerie spéciale des Aliénés de la Préfecture de police de Paris (IPPP), situé dans l’île de la Cité, sous le Palais de Justice. Par cette infirmerie transite toutes les personnes interpellées par la police qui présentent les symptômes d’un comportement pathologique. La personne est examinée par un médecin puis orientée – sur la base d’un certificat médical argumenté. Elle peut être soit internée dans un établissement spécialisé, soit remise à la police, soit elle retourne au domicile.
Jusqu’à sa mobilisation en 1914, Clérambault exerce à l’infirmerie spéciale. La guerre interrompt sa carrière. Il est envoyé au front comme Médecin-Major, d’abord près de Soissons, puis sur le front d’Orient. Blessé plusieurs fois, il est remarqué pour sa bravoure, il reçoit la Croix de guerre avec palmes et la légion d’honneur.
« Une grammaire du drapé »
Il reste au Maroc jusqu’en 1920, il apprend l’arabe. Durant cette période il réalise plusieurs centaines de photos consacrées à l’art du drapé marocain ainsi qu’à celui des autres peuples du pourtour méditerranéen. Il établit, à partir de ses observations, une véritable codification du drapé. Ces descriptions élaborent une grammaire du drapé.
En septembre 1921, il présente, ses travaux sur les « drapés arabes » lors d’un congrès annuel d’histoire organisé par la Sorbonne. À la suite du succès de cette présentation, il sollicite l’Ecole des Beaux-Arts de Paris pour créer, à ses frais, un enseignement sur ce thème du drapé. De septembre 1923 à juin 1925, ses conférences, basées sur les séries de clichés, attirent les foules.
Je vous cite l’annonce de ce cours, telle qu’elle est parue à l’époque dans la revue l’Encéphale, en 1924 :
« Le Docteur de Clérambault, médecin chef de [‘Infirmerie spéciale des aliénés près la Préfecture de police, a inauguré les 13 et 25 mars 1924, à [‘Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris un cours sur le Costume drapé arabe. Ce cours constitue une innovation non seulement au point de vue artistique, mais encore au point de vue anthropologique. Il n’existe, dans aucune langue, ni un traité ni une série de monographies pouvant fournir les éléments pour un tel cours ; notre confrère n’utilise que ses recherches personnelles. Monsieur de Clérambault a entrepris depuis 1910 le relevé méthodique de toutes les formes du drapé encore actuellement en usage, leur analyse et leur classification; il subdivise son sujet en anatomie comparée, organographie et physiologie ; le terme embryologie serait parfois justifié. Le drapé obéit à des lois mécaniques et biologiques ; il reconnaît des méthodes générales et des variantes; il est susceptible de classement, à la façon des êtres vivants; l’esprit que comporte son étude se trouve être ainsi exactement celui des sciences biologiques. Les costumes drapés sont en voie de disparition. Les médecins coloniaux feraient une œuvre utile en recueillant dès aujourd’hui les documents non pas seulement pittoresques, mais strictement analytiques, sur les drapés qui caractérisent leurs régions » [publié dans le supplément de l’Encéphale – l’Informateur des aliénistes et neurologistes de langue française – 1924 sous le titre : Enseignement et inauguration d’un cours à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris]. |
Suite à une campagne de dénigrement dirigée contre lui, il mettra fin à ces conférences.
Clérambault recherche dans ces études du costume drapé la fibule et le nouage qui permettent à l’ensemble de tenir. De nombreux auteurs n’hésitent pas à mettre en série la mise en évidence de cette fibule, agrafe autour de laquelle tourne toute la construction du vêtement, avec sa recherche d’un principe générateur du délire.
1920-1934,
Début 1920, rentré en France, il retrouve ses activités à l’Infirmerie spéciale de la préfecture de police de Paris où il exercera comme médecin-chef jusqu’à sa mort en 1934.
Le point ultime
Dans un texte auto biographique publié post mortem, « Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte », il décrit en des termes extrêmement précis, au plus près du réel, l’obscurité à laquelle il tente d’échapper. Dans les premiers jours qui suivent la double intervention, sur ses deux yeux, il ne se croit pas menacé par la solitude qu’impose une obscurité totale, du fait d’une « habitude de la vie intérieure » et sans doute parce qu’il a l’espoir de retrouver la vue.
Mais le 17 novembre 1934, alors que l’opération a échoué et qu’il est devenu quasiment aveugle, il se suicide chez lui, devant sa glace en se tirant une balle dans la tête, rejoignant ce point ultime où « L’obligation de se tenir soi-même compagnie est une épreuve à laquelle nombre de cerveaux ne résistent pas. [3]»
Clérambault à la manœuvre
Mais attardons-nous maintenant sur sa vie professionnelle, et d’abord sur ce lieu, l’IPPP, où il a passé 24 ans de sa vie, lieu où s’élabore le savoir sur la maladie mentale.
Qui n’a pas fréquenté l’infirmerie spéciale ne connaît pas la forêt vierge de la psychiatrie : l’observation du malade tout frais émoulu de la rue, appréhendé chez lui à l’occasion d’un conflit de palier, adressé d’une prison. Rien du malade de serre dont les troubles sont cultivés ou déformés par les interrogatoires et les traitements. Encore moins du malade d’herbier desséché par un long séjour entre les murs d’un asile provincial. Si les locaux vétustes et quelques peu carcéraux du Quai de l’Horloge ne reçoivent jamais les rayons du solaire, cette cave humide est éclairée par la lumière crue des faits qui ne laisse pas place à la pénombre dans laquelle rôdent les mirages et naissent les dogmes ainsi que de la brume surgissent les fantômes et les fées[4].
Mais ce ne sont pas seulement les faits mais bien plutôt les points de vue du malade que Clérambault cherche à appréhender, en « actionnant » ce malade[5]. Il ne traite pas d’interrogatoire mais de manœuvre. C’est sous cet angle qu’il a observé, répertorié et classé les symptômes de malades arrivés à l’Infirmerie spéciale dans plus de 13000 certificats dits certificats d’internement.
La lecture d’un passage permet de suivre Clérambault à la manœuvre. Il s’agit du cas d’une érotomanie dite secondaire[6], au sens où la passion amoureuse ne centre pas tout le délire.
Le certificat d’internement est établi par Clérambault en mai 1921.
Clémentine D…, 50 ans environ, ex-modiste (ce qui équivaut dans le Paris de l’époque à prostituée)
Délire polymorphe ;
Erotisme, grandeur, richesse future ; appoint érotomaniaque ; persécution, influences physiques et psychiques ;
Machines magnétiques manœuvrées par les voisins, ayant peut- être pour chef Mgr Wetterlé (sic), suggestions multiples « à la mode du jour » (sic).
Un prêtre, vicaire à Saint Philippe du Roule, paie pour elle un appartement de 2.000 francs par mois, rue P… – Elle en est informée par la suggestion ; froideur apparente de ce prêtre à son égard.
Dépit actuel, ce prêtre est trop âgé et elle peut choisir. Orgueil sexuel avec expansion facile et formules typiques. Aveux implicites, protestations contredites par son attitude (sourire, satisfaction visible, assentiment partiel ou indirect, etc.).
Complots contre elle, autres complots contre l’abbé S….
Scènes de scandales répétées à l’église Saint Philippe du Roule, injures, agitation véhémente, a giflé un agent.
Hauteur, attitudes de style, maniérisme, vivacité. Pouls 100.
Refus de nourriture par intervalle ; craintes de poison.
Signé Dr De Clérambault, 16 mai 1921.
C’est un de ces 13000 certificats écrits par GGC, taillés sur mesures, qui font écrire à Paul Guiraud dans sa Préface à l’œuvre de Clérambault : « Si un sonnet sans défauts vaut un long poème, un certificat bien fait vaut bien une observation [7]».
Il revoit la patiente quelques jours plus tard à Sainte Anne, où elle est internée au service des admissions, suite au certificat d’internement qu’il a rédigé. Elle sera présentée par lui-même devant la Société Clinique.
La malade entre avec aisance et en souriant. Coquetterie rendue manifeste non seulement par ses multiples rubans, mais encore par les retouches qu’elle a fait subir à la robe réglementaire : et là suit une description détaillée des plis du costume, où l’on retrouve l’intérêt de Clérambault pour la mécanique des plis.
Clérambault lit le certificat de placement qu’il a lui-même rédigé, la patiente l’approuve, « mais quand nous l’invitons à commenter les faits qu’elle reconnaît, elle devient soudain réticente ». Voici comment le Maître de l’IPPP dépasse cette réticence.
D.- Vous avez fait à l’église un grand tapage. Pourquoi ?
R.- M. S… a eu tord de me faire arrêter.
(…)
D.- Peut-être l’abbé s’informe de vous. Regardez dans l’assistance si vous reconnaitriez qq’un venu de sa part.
Elle ne reconnaît personne. Et Clérambault change alors totalement de sujet. Il se tourne vers l’assistance et dit
D.- (…). Je ferai remarquer à ces messieurs que cette personne, qui jadis dirigeait un journal de modes, a su tirer parti du costume de l’Asile. On ne dirait vraiment plus un costume d’uniforme. (la patiente lui avait raconté lors de son arrivée à l’IPPP qu’elle avait créé un journal de mode)
`R.- (Après quelques minauderies) Oh ! Monsieur ce costume est très simple ; la plus belle femme du monde ne pourrait pas faire grand’chose avec ces étoffes.
Puis il reprend le fil de l’interrogatoire
D.- pourquoi avez-vous harangué l’abbé en public, alors que vous pouviez lui parler au confessionnal ?
R._ Monsieur, je n’aime pas le confessionnal.
D._ Il eût fallu que vos existences fussent associées.
R. Exactement.
D.- Associées à distance, ou dans la même maison et le même logement ? (silence) Cet homme est réellement bizarre ; il vous fuit, et cependant il a un faible pour vous.
R.- (…) il est entouré de personnes d’une mauvaise éducation. Je me suis permis de lui donner de bons conseils. Je voudrais une explication définitive. Mais il me craint. C’est un homme très poltron.
Et Clérambault insiste
D.- Mais lui voudrait vous épouser.
R.- Monsieur, vous dites une chose absurde, et il faudrait vous faire soigner.
Et dans la même veine
D.-Nous allons le faire venir ici (le prêtre objet de l’érotomanie).
R ;- Oui.
D.- Mais ensuite ?
R.- Il faudra lui enlever sa soutane.
D.-Et vous vous chargez de la culotte ?
A cette conclusion, la malade éclate de rire, sans la moindre ombre de confusion. Visiblement nous avons traduit sa pensée ; elle est radieuse.
Suivent les commentaires de Clérambault.
Après son départ, nous nous excusons de ce que notre plaisanterie avait de risqué ; nous faisons ressortir, (…) qu’il faut aller vite dans ses coups de sonde, pour ne pas laisser le temps au sujet de cacher ses réactions. Les plaisanteries sont très souvent en psychiatrie d’excellents tests, el leur insignifiance apparente leur permet d’être hardies.
Clérambault ne se positionne pas comme secrétaire de l’aliéné, fonction de l’analyste que défend Lacan à l’époque du séminaire sur les psychoses, pas plus qu’il ne se positionne comme partenaire du patient psychotique. Il est plutôt en position d’expert mais également animé d’un réel souci de transmission à l’égard de ceux qui suivent son enseignement.
Dans l’observation poussée du cas de Clémentine D., Clérambault note des éléments qui le conduisent à ne pas retenir le dg d’Erotomanie pure. Ici, la passion amoureuse n’est qu’un des thèmes du délire. Il y a en effet le thème érotomaniaque : l’abbé lui paie un appartement de 2000 francs, il l’influence, lui parle à distance puis vient la jalousie : il est entouré de femmes peu recommandables. Mais on trouve aussi d’autres thématiques dont une thématique mégalomane : elle a créé un journal de mode, elle parle d’elle comme « la plus belle femme du monde ». Par ailleurs, le mécanisme est persécutif plus que passionnel. L’objet de l’érotomanie semble labile ; un nouvel objet n’est pas à exclure. Et Clémentine ne présente pas l’ardeur passionnelle que l’on retrouve dans l’érotomanie pure. L’attitude de Clémentine est celle « d’une Persécutée Mégalomane bien plus que d’une Erotomane. »
Clérambault, en expert attentif, relève que les syndromes passionnels secondaires, c’est-à-dire associés à d’autres délires (interprétatifs, hallucinatoires etc.), perdent généralement « de leur intensité dans la mesure où ils perdent de leur pureté [8]».
Erotomanie pure
De ce poste d’observation formidable qu’est l’IPPP, travaillant en lien avec la préfecture de police, Clérambault rencontre plus que d’autres la dangerosité de la maladie mentale, dangerosité pour le sujet et parfois pour la société.
Et cette dangerosité, il la rencontre particulièrement dans ce qu’il désigne comme les délires passionnels purs : revendication, jalousie, érotomanie. Ici, la passion centre tout le délire, et se traduit dans le corps par des périodes d’excitation sthénique.
L’érotomanie pure repose sur un « Postulat fondamental : C’est l’Objet qui a commencé et qui aime le plus ou qui aime seul. Ce postulat est « primaire, fondamental, générateur. [9]»« le délirant passionnel avance vers un but, avec une exigence consciente, complète d’emblée, il ne délire que dans le domaine de son désir »[10].
Sur ce postulat de base, principe fondateur du délire, se greffent les « thèmes dérivés » qui vont tous dans le sens du postulat fondamental. Parmi ceux-ci, un ne manque jamais : la conduite paradoxale. « Elle entraîne des accommodements avec les faits, du genre suivant : l’Objet est censé hésiter par orgueil, timidité, doute, jalousie, ou encore aboulie foncière ; un ami mystérieux le domine dans une mesure invraisemblable ; ou encore, il veut éprouver le sujet etc. Toutes ces conceptions visent la conduite de l’Objet. [11]»
Le délire évolue en trois phases : espoir, dépit, rancune. Cette évolution fait sa dangerosité.
Voyons le cas de S Renée-Pétronille, 33 ans.
Composition du délire. – Un fonctionnaire (Secrétaire de commissariat) aime notre malade, la regarde amoureusement, la recherche, la fait persécuter par ses subordonnés et aussi par des prostituées ; il acquiescera tôt ou tard aux désirs de notre malade, qui, au fond, ne résultent que des siens. Elle ne nie pas que ce fonctionnaire soit marié, elle-même veut garder un amant qui l’entretient et qu’elle est prête à épouser, mais il lui faut par supplément les faveurs du dit fonctionnaire. Son amant ou mari n’y portera nul obstacle[12].
Clérambault note que ce délire existe inchangé depuis sept ans.
Et dans l’historique du délire : « réactions de Persécutée-Persécutrice. Attend, guette, suit, aborde constamment le Secrétaire. (…) Arrêtée et relaxée sans cesse, incidents innombrables. Menaces de mort épisodiques (…) Plusieurs internements. [13]»
Malgré de nombreux internements pour le même tableau, Clérambault pointe que plusieurs experts ont méconnu la dimension de quérulence de ce délire et son degré de dangerosité. Son diagnostic d’une telle méconnaissance est sans appel : « L’investigation scientifique commence au moment où l’on sait nettement ce qu’on cherche [14]». Et il pose les bases de l’entretien psychiatrique. « Durant un interrogatoire, nous pouvons rarement obtenir un aveu formel de la passion. Nous ne devons pas même le demander. Nous ne devons pas interroger un délirant comme on questionne un candidat à un diplôme, car le procédé par question et par réponses a pour effet de dicter les réponses rationnelles et de faire pressentir au sujet quelles réponses il doit éviter. (…) nous devons amener le sujet à un état d’esprit dans lequel il sera prêt à monologuer et discuter, à partir de quoi notre tactique sera de nous taire, ou de contredire juste assez pour paraître ne pas tout comprendre, mais être capable de tout comprendre »[15].
L’érotomane est certaine de l’amour de l’Autre. Elle élit un Autre dont elle a la certitude qu’elle incarne ce qui lui manque. Et si l’érotomanie nous intéresse tant, c’est parce qu’elle a à voir avec la position féminine. Jacques-Alain Miller pointe que le partenaire de la femme dans la relation amoureuse est marqué d’un moins en tant qu’il est « un objet support de l’amour [16]» ; Lacan l’écrit A barré. La femme adresse son amour à un objet partenaire qui manque, qui n’a pas. C’est dans ce manque de l’Autre qu’elle peut trouver à se lover et à aimer, sans limite. Mais l’érotomanie est aussi une dimension du transfert ; il faut bien croire que l’autre vous aime un peu pour aller lui raconter tout ce qu’on lui raconte. En cela l’érotomanie n’est pas prête de perdre ses lettres de noblesse dans notre champ lacanien.
Automatisme mental
Au même titre qu’il isole un postulat fondamental, clé de voûte de l’érotomanie, Clérambault s’attache à rechercher le mécanisme générateur de nombre de délires alors que les aliénistes français avaient plutôt, jusque-là, mis l’accent sur la thématique délirante : persécution, mégalomanie, filiation etc.
Il est mis sur la voie par ce constat que la majorité des malades persécutés ne présentent pas de caractère paranoïaque ; ils « se présentent à l’examen médical avec une attitude confiante et expansive[17] ». Il en déduit que « L’Idée de Persécution, quand elle se produit, est secondaire » – elle n’est pas à l’origine du délire – « elle résulte à la fois d’un essai d’explication et d’une prédisposition hostile (constitution paranoïaque). [18]» Mais ce même essai d’explication pourra aboutir à d’autres formes de délire en fonction du caractère antérieur du sujet : délire de possession, délire mystique, mégalomaniaque etc.
Le malade cherche une explication à un phénomène premier, que Clérambault désigne par le terme d’automatisme mental.
Je vous lis la description de l’automatisme mental (AM) telle qu’on la trouve lors d’une intervention qu’il fait en 1924. « Par AM je comprends les phénomènes classiques : pensée devancée, énonciation des actes, impulsions verbales, tendance aux phénomènes psychomoteurs ».Et Clérambault, afin de ne pas donner matière à critique à des collègues qui ne s’en privent pas, ajoute qu’effectivement tout cela a déjà été décrit par Baillarger et Seglas. Mais là où ses prédécesseurs décrivaient des symptômes isolés, il construit une entité, un syndrome.
Et il avance que les hallucinations auditives, c’est-à-dire « les voix à la fois objectivées, individualisées et thématiques » et les hallucinations psychomotrices, c’est-à-dire les voix motrices sont tardives par rapport aux phénomènes idéo verbaux sus décrits.
Ce qui n’avait pas été perçu avant lui, c’est le caractère premier de ces phénomènes idéo verbaux par rapport aux hallucinations.
Mais il découvre également
- Le caractère neutre, du moins au début, de ces phénomènes ; ils ne sont pas thématiques.
- Leur caractère non sensoriel, c’est-à-dire que la pensée qui devient étrangère le devient dans la forme ordinaire de la pensée, la pensée est dédoublée.
Exemple. Une malade parle d’elle-même[19], elle décrit ce que Clérambault qualifie de « pensée automatique » : « Quand on dit « on », on a l’air de parler de deux personnes. Quand on dit on cela veut dire que l’on est double et que c’est la personne qui parle. Il y a quelque chose qui est plus fort que la personne. Il y a quelque chose qui parle quand il veut, et qui arrête quand il ne parle plus. Au moment où on veut parler, il y a quelque chose qui arrête. Une âme d’une autre ne peut habiter dans un corps. »
Cette même patiente « commence et arrête des gestes impulsifs. Elle dit tout haut ce qu’elle attribue à Clérambault : « Je questionne madame pour savoir s’il y a quelque chose de double dans sa pensée. » dit la patiente.
- Leur rôle initial dans le décours de la psychose. C’est là le point qui différencie radicalement GGC de ses prédécesseurs : « Le délire est surajouté ».
Par ailleurs, cette femme « vivait solitaire, plongée dans un milieu religieux et sympathisant avec lui, mais détachée en fait de toute activité normale, depuis au moins deux ou trois ans. Elle négligeait de se nourrir, progressait vers une existence incorporelle et arrivait même à en faire une théorie. (…) La malade n’est pas une persécutée. Son humeur est plutôt optimiste, elle supporte sans irritation les phénomènes dont elle est le siège. Le travail d’esprit qui fait d’elle une mégalomane et une mystique n’est qu’un processus secondaire. (…) Le délire est ici une réaction surtout imaginative. »
L’AM ainsi défini par ces troubles idéo verbaux (écho de la pensée, énonciation des actes, dialogues intérieurs etc.) peut se rencontrer isolément assez longtemps. Et Clérambault note aussi qu’à l’état pur, l’AM ne comporte aucune hostilité. Lorsqu’il perdure sous cette forme initiale « il comporte une tendance vaguement optimiste. Le sujet est flatté, les voix lui tiennent compagnie, au pis-aller, il est ennuyé d’expériences dont il est le siège, mais qui ne sont pas faites pour lui nuire. [20]» Cependant, Clérambault module cette observation et il note qu’Il peut aussi avoir une teinte hostile qui tient à ce que l’énonciation des pensées et des actes intimes a un effet vexatoire. « L’irritation produite par les indiscrétions et par les scies (…) de l’AM ont pour effet de multiplier les voix elles-mêmes, ce qui ne peut avoir lieu sans un redoublement de leur caractère ironique [21]». A ce stade, le patient exprime souvent une perplexité par rapport aux phénomènes dont il est le siège.
Le délire, quand il survient, ce qui n’est pas systématique, survient parfois des années après les premiers éléments de l’AM. Il est secondaire, « Le Délire n’est que Superstructure [22]» relève Clérambault. En fonction du caractère antérieur du patient, le délire sera plutôt hypochondriaque, mégalomane, persécutif. Ainsi, « Quand le délirant se montre profondément hostile et systématise fortement, on peut affirmer qu’il était paranoïaque ou interprétatif (…) bien avant le déclenchement de cet automatisme qui lui a fourni de nouveaux motifs d’hostilité, mais qui n’a aucun lien causal avec sa forme de caractère et d’intellect. [23]» Ainsi, la psychose hallucinatoire chronique, fer de lance de la psychiatrie française décrite par Magnan, apparaît désormais comme une superstructure où le principe fondateur est l’AM.
Clérambault insiste sur la dimension athématique des phénomènes initiaux de l’AM. La pensée y est troublée « à la fois dans sa formation et dans son intégration à la conscience. » Par ailleurs ces phénomènes, en surgissant, marquent une discontinuité dans la vie du sujet GGC en déduit qu’ils sont d’ordre mécanique : « Le fonds commun de ces phénomènes est un trouble pour ainsi dire moléculaire de la pensée élémentaire.» [24] Il en situe la cause dans « un processus histologique irritatif à progression (…) serpigineuse [25]» qui atteint le cerveau.
De même, pour les automatismes sensitif et moteur, par exemple une colère imposée, ou l’exécution automatique de certains gestes, qui souvent accompagnent l’AM, dans la mesure où les troubles sensitifs et moteurs « surprennent des sujets insouciants ou endormis », cette discontinuité qui surgit dans le psychique rend l’explication idéogène[26] impossible selon Clérambault. Il défend la théorie organiciste de la maladie mentale, en opposition à la théorie psychogène, qui situe le délire dans le registre de la compréhension et comme continuité de la personnalité antérieure.
A la fin de son enseignement, il va jusqu’à abandonner le terme d’automatisme qui lui semble trop équivoque ; il donne à l’ensemble de ces phénomènes le nom de syndrome S.
« Clérambault, notre seul maître en psychiatrie [27]»
Lacan soutient d’abord la théorie psychogène dans sa thèse, en 1932 sur le Cas Aimé, mais il l’abandonne rapidement. Coupant avec toute psychologie, il met l’accent sur les phénomènes de langage. Nous trouvons une description précise du rapport problématique du sujet au langage dans le premier chapitre de la Question préliminaire[28]. Lacan souligne en effet que lorsque le sujet entend une parole, que ce soit la parole de l’Autre ou la sienne, il y a toujours un temps de suspens quant à l’attribution. Il s’agit à la fois d’un suspens quant à l’attribution de la signification de la chaîne signifiante (- Qu’est-ce que l’Autre a voulu me dire ?), et un suspens quant à l’attribution de la chaîne signifiante au sujet de l’énonciation (Qui a dit cela ?) C’est dans ce temps de suspens que surgit l’hallucination.
Comme le souligne JAM à propos du S de syndrome S, « S comme tel ne veut rien dire (…) à ce titre il s’agit d’un effet purement signifiant [29]». En effet, « Qu’est-ce que cet écho de la pensée », phénomène majeur de l’AM, « sinon une perturbation du rapport de l’énoncé à l’énonciation, qui émancipe une source parasite ? »
Dans cette psychose dont le mécanisme princeps est l’AM, le sujet s’éprouve parlé par l’Autre. Le voile est levé sur le mécanisme du langage. Et Lacan soulève cette épineuse question : « Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dépendons nous sont, en quelque sorte, imposées ? C’est bien en quoi ce que l’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce que l’on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. [30]»
A titre de conclusion
Je voudrais témoigner de l’intérêt que j’ai trouvé à l’étude de l’AM de Clérambault, éclairé par l’enseignement de Lacan, dans ma pratique auprès d’adolescents en ITEP. Les jeunes y sont reçus du fait de « troubles du comportement » invalidants, ne leur permettant pas de poursuivre des apprentissages dans le dispositif commun.
Les jeunes que je rencontre ont entre 11 et 15 ans. Passer un peu de temps avec eux dans des interstices temporels imprévus me permet d’observer ce qu’ils me racontent. Ces jeunes se plaignent souvent d’être insultés, ou pire qu’on insulte leur mère. On, c’est un camarade un jour, un autre un autre jour, mais toujours un pair, un semblable. Et l’insulte attribuée à cet autre déclenche « la crise » : violences, bagarres, agressivité. Or quand je pousse un peu l’entretien, ou seulement parce que je suis à côté d’eux quand une crise se déclenche, je mesure qu’aucune injure n’a été proférée. Que se passe-t-il ?
Les NTM, les FTP, ces insultes dont ils se plaignent, qui les font souffrir concernent la mère. Mais à l’adolescence, ce n’est plus seulement la mère de l’enfance, mais la mère comme objet d’un désir sexuel, du fait de l’éveil d’un puissant courant sensuel à la puberté. Ce désir est inassumable pour ces adolescents qui n’ont pas le secours du Nom-du-Père pour affronter le nouveau qui les habite. Les insultes sont l’écho de leurs propres pensées inconscientes. Cet inassumable se manifeste sous la forme d’hallucinations verbales attribuées à un autre, un semblable.
Il nous faut être présents dans ce temps très court des bouleversements de la puberté, pour permettre à ces adolescents de traduire en mots justes, en bien dire ce qui les prend au corps, et de leur permettre d’aménager voire d’inventer un nouveau rapport à l’Autre.
[1] Pour ce chapitre, les sources sont Wikipédia Gaëtan Gatian de Clérambault et Dewambrecheirs- La Sagna C., Revue la Cause freudienne, n°74, 2010.
[2] Renard E, Le Docteur Gaëtan Gatian de Clérambault, Sa vie et son oeuvre (1872-1934), citée par Dewambrechies- La Sagna C., Revue la Cause freudienne, n°74, 2010.
[3] Clérambault G. G. de, « Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte », Œuvres Psychiatriques, frénesie, Editions, Paris 1987, p. 832.
[4] Michaux L, cité par Edel Y., « Les photographismes de G. G. de Clérambault ou Les Passions d’un manigraphe », travail présenté au Colloque de Ceris, le 14 août 1993. lu sur internet
[5] Clérambault G. G. de, Œuvres Psychiatriques, frénesie, Editions, Paris 1987, p. 338.
[6] Clérambault G. G. de, op. cit., pp 349-356.
[7] Guiraud P., «Préface », Clérambault G. G. de, op. cit., p. IX.
[8] Clérambault G. G. de, op. cit., p. 338.
[9] Ibid, p. 343.
[10] Ibid, p. 342.
[11] Ibid, p. 339.
[12] Ibid ; p. 357.
[13] Ibid, p. 358.
[14] Ibid p. 368.
[15] Ibid, p. 368.
[16] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », Revue la Cause freudienne, n°40, p. 12.
[17] Clérambault G. G. de, op. cit.,, p. 466.
[18] Ibid, p. 466.
[19] Ibid, pp. 457-459
[20] Ibid. p. 466.
[21] Ibid., p. 486.
[22] Ibid., p. 466.
[23] Clérambault G. G. de, op. cit., p. 493.
[24] Ibid, p. 485.
[25] Ibid., p. 486.
[26] Ibid., p. 484-485.
[27] Lacan J., « De nos antécédents », Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 65.
[28] Guillot E., « Résumé des trois premiers chapitres de la Question préliminaire », Antenne clinique de Rouen 2018-2019.
[29] Miller J.-A, « Enseignement de la présentation de malades », La conversation d’Arcachon, Agalma, 1997, p. 296.
[30] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 95.