Conférence 4 : « La schizophrénie Bleulérienne » par Corinne Rezki

Section Clinique Angers, le 15/01/2021

Introduction

Schizophrénie, terme strictement Bleulérien est un vocable qui pourrait épingler à lui seul la folie de l’homme, dans sa forme la plus énigmatique. JAM en fait une « production du discours analytique, un rejet du discours analytique, résultat d’une mise au travail des concepts analytiques sur le matériau Kraepelinien, par les bons soins de Bleuler »[1]. Histoire oubliée un siècle plus tard, où la schizophrénie se retrouve atomisée en plusieurs entités dans le DSM 5 : schizophrénie, troubles schizo-affectifs, catatonie, trouble du spectre de la schizophrénie, personnalité schizoïde, personnalité schizo-typique. La schizophrénie ne cesse de susciter recherches et questionnements sur ses origines biologiques, génétiques, organiques, environnementales etc. laissant un sujet forclos, à rééduquer afin de le rendre conforme aux normes sociales. De tout temps cependant, la folie a cherché asile, et à notre époque, les hôpitaux ou cliniques psychiatriques demeurent toujours des lieux d’accueil pour ceux qui le nécessitent.

Quelques repères chronologiques entre psychiatrie et psychanalyse

Le terme de schizophrénie [2]est donc prononcé pour la première fois par le psychiatre suisse Eugen Bleuler (1857-1939) lors d’une conférence au congrès de l’association allemande de psychiatrie, le 24 avril 1908 à Berlin. Soit après l’invention freudienne de la psychanalyse.

Bleuler y présenta sa propre conception de la Dementia Praecox identifiée quelques années plus tôt par Emil Kraepelin (1956-1926) dont il prit grand soin de préciser qu’il s’inscrivait dans le droit fil de sa nosographie. Bleuler parvint à la conclusion que le mécanisme de la démence précoce s’apparentait à un dysfonctionnement particulier de la fonction associative aboutissant à une véritable scission des fonctions psychiques, d’où sa proposition du néologisme de « schizophrénie » (du grec scizien), schize ou scission de la psyché, Spaltung dont il fit un des caractères les plus importants.

La psychiatrie classique fut bouleversée par cette approche. La plupart des symptômes qui attiraient l’attention des psychiatres avant Bleuler, c’est-à-dire les hallucinations, les délires etc. ne valaient plus que comme complications de la maladie ou encore comme symptômes accessoires et secondaires. De même, la psychopathologie des facultés psychiques perdait les repères classiques qui lui permettaient de comprendre les processus morbides, puisque dans la schizophrénie simple, le fonctionnement des différentes facultés du psychisme restait en principe inaltéré.

Ce fut dans cet ouvrage majeur Dementia Praecox oder die Gruppe der Schizophrenia[3] publié en 1911 que Bleuler nous éclaira sur les concepts fondamentaux de la schizophrénie : Spaltung, autisme, ambivalence, défaut de modulation affective. Contrairement à Kraepelin, il considéra que l’évolution et l’état final de la schizophrénie furent variables. Il s’attacha à définir un ensemble de symptômes fondamentaux propres à la schizophrénie et toujours présents chez les patients. Il s’appuya pour cela sur des descriptions sémiologiques d’une finesse, d’une précision inégalée des patients accueillis dans sa clinique psychiatrique du Burghölzli à Zurich. Il s’agit de séries de vignettes cliniques illustrant ses propos et non de cas rapportés dans leur intégrité comme avait pu le faire Freud. Vignettes cliniques que l’on aimerait encore pouvoir retrouver dans le savoir psychiatrique du XXIème siècle.

Revenons au contexte du début du XXème siècle. En 1912, le Dr Marc Trenel (1866-1932), psychiatre et chef de service à l’asile de Maison Blanche, dont Lacan fut l’élève et l’ami auprès duquel il s’initia aux troubles du langage, fit connaître en France, les idées de Bleuler dans un article où il résuma son essai.

Ces idées ne furent pas au départ très bien accueillies en France où on lui reprocha d’étendre exagérément le champ de la schizophrénie. Bleuler présenta ses conceptions en français en 1926, lors du congrès des aliénistes et neurologistes des pays de langue française. Henri Claude (1869-1945), qui dirigea la thèse de Lacan en 1932, occupait alors la chaire de la clinique des maladies mentales et de l’encéphale à l’hôpital Sainte Anne. Il présenta lors de ce congrès, le rapport intitulé Démence précoce et schizophrénie qui établissait une distinction entre démence précoce et schizophrénie en proposant le terme de schizose.

L’introduction en France du terme de schizophrénie passa également par un élève de Bleuler, Eugène Minkowski (1885-1972), psychiatre d’origine polonaise qui publia en 1927, un ouvrage sur la schizophrénie où il intégra, tout comme dans sa thèse, l’enseignement de Bleuler.

Interne à l’hôpital Sainte Anne à la fin des années 20, puis chef de clinique chez Henri Claude, c’est Henri Ey (1900-1977) tout comme Minkowski qui fut l’un des principaux introducteurs de la pensée de Bleuler en France. Pensée qu’il analysa et commenta à plusieurs reprises.

En 1925, Henri Ey entreprit la traduction du fameux ouvrage de 1911[4] qu’il qualifia de « chef d’œuvre de la psychiatrie contemporaine ». Il publia en 1926, avec le psychiatre Paul Guiraud, un article dans les annales médico-psychologiques dans lequel ils reconnaissaient la précision de la description clinique faite par Bleuler, tout en s’étonnant « du grand nombre de syndromes disparates que Bleuler forçait à entrer dans le cadre de la schizophrénie ».

Eugen Bleuler prend aussi une place toute particulière puisqu’il est le premier psychiatre à s’intéresser aux théories de Freud. Il invite alors ses collaborateurs (dont Carl-Gustav Jung et Karl Abraham) à s’engager avec lui dans cette recherche. Cette période particulièrement féconde, voit apparaître, outre Dementia Praecox de Bleuler, le Schreber et Totem et Tabou de Freud et les Métamorphoses de la libido de Jung.

De ces différents échanges, marqués des correspondances soutenues entre Freud et Jung, entre Freud et Abraham, « la schizophrénie bleulérienne s’est imposée dans la psychiatrie » par le biais du discours analytique, comme le soulignait JAM[5]. Cependant, La réciproque, c’est-à-dire l’occurrence de la schizophrénie dans l’enseignement de Freud puis celui de Lacan n’est pas comparable. Freud préféra le terme de paraphrénie, notamment pour qualifier la psychose de Schreber et Lacan l’utilisa avec parcimonie, trouvant dès son séminaire sur les psychoses que l’on a « à propos de l’analyse favorisé la question des schizophrénies au détriment de la paranoïa [6]». Pour Lacan donc, comme pour Freud, ce terme fut mis en question.

Une entrée pas à pas dans le texte de Bleuler

Je vous livrerai à présent, quelques arêtes de ce texte prolifique qui ont retenus mon attention. Des précisions cliniques qui permettent une attention plus aiguisée dans ce que peut dire un patient. Des indices qui ont orienté les recherches, peut-être davantage celles qui concerne notre orientation analytique. Là où d’autres n’en ont retenu que le squelette symptomatique, doublés d’un intérêt moindre pour ce que le patient peut en dire.

Ce texte comprend onze parties elles-mêmes divisées en plusieurs chapitres et sous chapitres qui témoignent du souci de l’auteur de consigner toutes ses réflexions sur cette clinique asilaire qui accueillaient les folies ultimes. Une traduction abrégée de cet ouvrage a été réalisée par Henri Ey en 1926. Un résumé qui laisse cependant de côté quelques pierres précieuses de l’édifice de Bleuler. Notamment, les impressionnantes descriptions cliniques des nombreux patients reçus à la clinique du Burghölzli.

Dès son avant-propos, Bleuler annonce que « toute l’idée de la démence précoce vient de Kraepelin à qui l’on doit »[7], ajoute-t-il, la classification et le repérage des divers symptômes. « Une part importante de la tentative d’approfondir plus avant la pathologie n’est rien d’autre que l’application à la démence précoce des idées de Freud »[8]. Il remercie aussi ses collaborateurs, Riklin, Abraham et surtout Jung.

Bleuler appelle donc la démence précoce schizophrénie parce que, comme il espère le montrer, la scission des fonctions psychiques les plus diverses est l’un de ses caractères les plus importants.

Il s’agit donc d’un groupe de psychoses qui évolue tantôt sur le mode chronique, tantôt par poussée, qui peut s’arrêter ou rétrocéder à n’importe quel stade, mais qui ne permet pas de restitutio ad integrum complète. A noter que tout cela est décrit, bien avant l’invention des neuroleptiques par Laborit (chlorpromazine, Largactil) au début des années 50. Invention qui modifia tant l’évolution qu’une grande partie de la symptomatologie des psychoses et de la schizophrénie tout particulièrement.

Bleuler détermine deux types de symptômes : les fondamentaux et les accessoires qui ont été traduit plus tard en symptômes négatifs et positifs ou en primaires et secondaires.

Les symptômes primaires sont les manifestations nécessaires d’une maladie,

Les symptômes secondaires peuvent manquer ou varier sans que ne soient modifié en même temps le processus morbide.

La maladie peut donc longtemps exister sans signe. Bleuler admet que le processus fondamental serait de nature organique et produirait les symptômes primaires tandis que les symptômes secondaires constitueraient en partie des fonctions psychiques modifiées. La maladie évoluant par poussée laisse des séquelles, selon Bleuler, constituant à elle seules presque toute la symptomatologie. Il ne transmet cependant à aucun moment dans cet ouvrage, une démonstration théorique parfaitement construite.

Bleuler postule que dans le chaos apparent des tableaux cliniques que présentent les patients qu’il rencontre, il y a « du détruit et du non détruit ». Il ajoute : « tout ce que nous voyons, entendons et qui vient des patients, est, tout ce qui n’est pas encore détruit ». Un point qui pourrait trouver à résonner avec la façon dont nous sommes attentifs, dans le discours d’un patient à ce qui fonctionne ou ce qui a fonctionné.

-Les symptômes fondamentaux sont constitués par le trouble schizophrénique des associations et de l’affectivité, par une tendance à placer sa propre fantaisie (imaginaire) au-dessus de la réalité et à se retrancher de celle-ci (autisme).

A noter que le terme d’autisme est aussi une invention de Bleuler, que Kanner reprendra plus tard pour qualifier ce retrait du monde, présent chez de jeunes enfants. Autisme qui sera baptisé de Kanner.

Les associations perdent leur cohérence. Les fils conducteurs des pensées s’interrompent d’une façon irrégulière, rendant la pensée insolite et souvent fausse sur le plan logique. Les associations par assonance acquièrent une importance plus grande. La tendance au stéréotypage fait que le cours de la pensée reste bloqué sur une idée, ou que le malade ne cesse de revenir à la même idée. Souvent, une idée domine le cours de la pensée sous la forme d’une fascination, d’une énonciation, d’une échopraxie. Cela peut aboutir à une confusion, à une bousculade des pensées, à un flot de pensées, mais aussi à l’arrêt de la pensée, au barrage, particulièrement caractéristique et ce qu’il y a de plus frappant dans le domaine du cours de la pensée schizophrénique. Des barrages dont le vécu est souvent désagréable.

Bleuler en donne quelques exemples : une catatonique intelligente était forcée de rester assise immobile pendant des heures pour retrouver sa pensée, une autre n’était capable de ne rien en dire d’autre que : parfois je peux parler, parfois non. Un malade s’engourdit, l’autre a un handicap de pensée, ou bien il se sent figé dans sa tête, comme si on serrait sa tête, les pensées sont soustraites, extraites.

La représentation du but des idées fait défaut et donne dans les écrits par exemple une succession de phrases et de mots sans ponctuations, sans articulation. Ceci m’évoque ce que Lacan dit en 1975 dans sa conférence de Genève sur le symptôme à propos de savoir pourquoi il y a quelque chose chez l’autiste, ou chez celui qu’on appelle schizophrène qui se gèle[9].

Les patients peuvent se perdre dans les associations et l’on n’aboutit pas au développement d’une pensée homogène qui apparait étrange, bizarre, déplacée, symptôme que l’on a appelé pensée à côté. Une rupture des fils conducteurs associatifs, dans le langage parlé et écrit courant peut aller jusqu’à une pensée qualifiée de dissociative, incohérente. Dans les cas de schizophrénie « guérie » ou latente, ces défauts de la pensée ne peuvent être décelés que par une seule observation patiente et prolongée. Remarque qui garde toute son actualité dans nos institutions.

L’affectivité. Dans les formes marquées, Bleuler décrit un abêtissement affectif qui se décline par différents degrés : l’indifférence mais aussi une hypersensibilité, une labilité donnant une humeur pouvant être euphorique, triste ou anxieuse.

Une hébéphrène[10] qui avait eu une première poussée méconnue de sa maladie après la puberté fut amenée à l’asile à 71 ans avec une légère dépression. Elle parlait avec une grande indifférence des événements de son existence, et notamment de son mari. Mais quand nous fûmes parvenus à lui faire évoquer un amoureux de l’époque immédiatement antérieure à ses premiers troubles, elle présenta toute la mimique gênée d’une jeune fille interrogée sur ce genre de chose, avec tous les détails caractéristiques, non seulement le visage rougissant, les yeux baissés, mais aussi le sourire satisfait et embarrassé, le tiraillement du tablier, le lissage des cheveux, et toutes ces autres manifestations que l’on ne peut que voir, mais non décrire. Cet affect juvénile pouvait être déterré tout frais au bout de cinquante ans et formait un contraste touchant avec la silhouette affaissée et le visage effrayé de cette vieille femme.

Autre finesse sémiologique fréquente chez les schizophrènes : la parathymie. Les malades peuvent réagir avec gaîté, voire même par le rire, à de tristes nouvelles. Le rire aux éclats sans motif ou dans des circonstances tout à fait déplacées est particulièrement fréquent. L’on perçoit en parcourant ces descriptions ce que peut être l’ironie du schizophrène, importante à repérer.

L’ambivalence. Peut-être affective : la même représentation peut être teintée au même instant de sentiments agréables et désagréables, ou toucher la volonté (ambitendance), le patient voulant par exemple en même temps, manger et ne pas manger. L’ambivalence peut être intellectuelle. Par exemple, les patients ne remarquent pas la contradiction quand on prend dans un sens positif leur réponse négative : avez-vous des voix ? le patient nie avec assurance, Bleuler poursuit : que disent elles donc ? le patient répond : oh toutes sortes de choses.[11]

Associations, affectivité et ambivalence sont altérées, contrairement à la perception, l’orientation, la mémoire, la conscience, la motricité qui demeurent intactes.

Par ailleurs, l’attention, l’intelligence, la volonté, l’activité sont perturbées dans la mesure où le sont les fonctions qui les conditionnent, parmi lesquelles, les associations et l’affectivité.

La vie intérieure acquiert une prépondérance pathologique. Bleuler nomme cela précisément autisme.  Combiné à la prédominance relative ou absolue de la vie intérieure. Ces patients, parmi les plus graves, vivent dans un monde en soi ; ils sont enfermés dans leur chrysalide avec leurs souhaits, qu’ils considèrent comme exaucés, ou avec les souffrances de leur persécution, et limitent le contact avec le monde extérieur autant qu’il est possible. Dans les cas moins prononcés, la réalité a seulement perdu plus ou moins d’importance sur le plan affectif ou logique.

De façon habituelle, les schizophrènes nous donnent souvent une multitude de lettres sans attendre de réponse, ou bien ils nous reposent oralement la même question plusieurs fois, sans même laisser le temps pour une réponse.

L’attention, la volonté sont perturbées parfois jusque l’aboulie: les patients semblent paresseux et négligents parce qu’ils n’ont plus de goût à faire quoi que ce soit, ni de leur propre initiative, ni sur ordre.

Ces symptômes fondamentaux mènent rarement le patient à l’asile, contrairement aux symptômes accessoires qui rendent la psychose manifeste et conduisent le patient à l’hôpital.

-Les symptômes accessoires sont dominés par ce que Bleuler appelle les erreurs sensorielles (les hallucinations), les idées délirantes, les perturbations du langage et de l’écriture ainsi qu’une altération des fonctions corporelles.

Les hallucinations[12] sont donc généralement au premier plan avec une prééminence de l’ouïe et des sensations corporelles. Les plaintes et les singularités du comportement des patients : agitation, apaisement, béatitude, désespoir, rage sont en général des conséquences directes de ces hallucinations.

Les patients entendent souffler, mugir, bourdonner, cliqueter, tirer, tonner, faire de la musique, pleurer et rire, chuchoter, parler, appeler.

Les voix menacent, invectivent, critiquent et consolent en mots haché, en courtes phrases. Les voix recèlent l’aspiration des malades, leurs craintes, l’ensemble de leur altération de leur rapport au monde extérieur. Les voix parlent mais aussi électrisent les malades, les frappent, les enraidissent, leur prennent leur pensée. Les voix sont souvent contradictoires, différentes. A côté des persécuteurs, les malades entendent souvent divers protecteurs. Les voix critiquent aussi avec prédilection les pensées et les actes des patients. Lors de la toilette, elles disent maintenant elle se peigne, maintenant elle s’habille, en partie d’un ton moqueur ou de reproche. Les voix constatent ce que pensent ou font les patients, elles peuvent dénommer ce qui est vu.

Le phénomène de sonorisation de la pensée est fréquent. Les malades entendent leurs pensées sous la forme d’un léger chuchotement ou de manière plus intense. Les voix fournissent aussi des renseignements sur elles-mêmes, il s’agit souvent de mots isolés ou de courtes phrases dont le sens n’est mis que par le patient. Les pensées peuvent dialoguer entre elles.

Bleuler note que les voix sont souvent localisées dans le corps. Des voix localisées dans le cœur, dans la poitrine.

Tous les organes peuvent être le siège de vives douleurs, sous la forme d’hallucinations des sensations corporelles : les patients sont brulés, on leur enfonce des aiguilles brulantes, des piques dans le corps. La tête devient sensible, le squelette est douloureux, on leur retourne la tête, on leur raccourcit les jambes, on leur arrache les yeux, il y a de l’huile bouillante dans leurs corps, des pierres sur la peau, ça vibre dans le cerveau etc.

Les hallucinations visuelles sont relativement rares. Le sentiment d’être étranger est fréquent. Tout semble alors différent aux malades : le monde, les arbres les manches des vêtements etc.

Bleuler note que les hallucinations surviennent électivement quand les malades sont abandonnées à eux-mêmes. Des états irritatifs au niveau d’organes peuvent déclencher des hallucinations corporelles. Aussi, les malades se bouchent-ils les oreilles non seulement pour bien entendre les voix mais aussi à l’inverse pour ne pas les entendre.

Nous reconnaissons là cette localisation de la jouissance dans le corps pour le schizophrène, là où elle se situe au lieu de l’Autre dans la paranoïa. Les hallucinations se caractérisent selon leur intensité, leur netteté, leur projection ou pas (intra psychique) sur l’extérieur, leur valeur de réalité.

De nombreux malades prennent plus ou moins conscience de ce que ces phénomènes sont en rapport avec ou tirent leur origine de leurs propres pensées. Les patients allèguent souvent qu’ils craignent de dévoiler leurs vécus, parce qu’on tiendra ceux-ci pour pathologiques.

Les idées délirantes[13]

Les idées de persécution sont les plus fréquentes. Victimes de calomnies, d’allusions infamantes, blessantes, sans que les patients se fassent une idée claire de la façon dont ses ennemis réalisent tout cela, ils n’en éprouvent pas le désir. Le délire d’empoisonnement est fréquent : on administre aux malades du poison par les aliments, par l’eau etc. le délire de grandeur ne se soucie lui non plus ni des faits, ni du caractère possible ou imaginable de l’accomplissement des souhaits humains. Le malade a un don pour les mathématiques, il va combler les lacunes de son éducation et devenir un grand mathématicien. Dans le domaine religieux, le malade est un prophète ou même Dieu il se dédouble et se sent possédé. Les idées hypochondriaques sont souvent importantes notamment dans les schizophrénies débutantes.

De temps en temps, c’est le sexe qui subit une transformation délirante. Le malade homme se sent être femme en permanence ou par moments, ou l’inverse.

Ces idées délirantes ne représentent pas nécessairement une entité logique et vire souvent au chaos délirant (Schüle) à l’exception des rares paranoïdes dont l’intelligence s’est relativement bien conservée. Il n’est pas rare que les idées délirantes n’apparaissent pas au patient comme le résultat de sa propre pensée, mais comme le produit d’un esprit étranger.

Les états aïgus sont le berceau de nombreuses idées délirantes. Les milles vécus surprenants du patient fournissent naturellement de nombreuses occasions à un délire explicatif analogue. Tentative désespérée de mettre une signification là où un trou s’est dénudé.

Bleuler souligne, qu’il est encore totalement impossible de formuler des règles de la genèse du délire schizophrénique. Il nous faudra attendre l’abord lacanien de la psychose pour en saisir les mécanismes.

Langage et écriture[14]

Les manifestations linguistiques nous dit Bleuler sont généralement normales chez les malades bénins. Pour les patients accueillis à l’asile, les anomalies en revanche sont plus ou moins prononcées.

Barrage, pauvreté idéique, incohérence, obnubilation, idées délirantes et anomalies affectives trouvent leur expression dans le langage. L’anomalie ne réside pas dans le langage lui-même mais dans ce qu’il a à dire.

Certains patients parlent énormément, littéralement sans arrêt. Généralement, ils ne veulent nullement en cela communiquer quelque chose à leur entourage, ni même se faire comprendre de lui, leurs idées se transforment en paroles, sans qu’il y ait de relation avec l’entourage. Ces relations sont tout à fait unilatérales, comme quand les malades nous posent des questions qui ne marquent aucun besoin de réponse. De nombreux patients ne cessent d’aligner des mots à la suite, ils parlent mais ne disent rien.

D’autres à l’inverse, ne parlent absolument pas (mutisme). Certains n’écrivent pas. Toutes les transitions existent entre le mutisme oral et écrit et le bavardage ou l’écriture incessants. Certains remuent souvent un peu les lèvres, sans proférer un son. Il peut aussi arriver que les patients mutiques répondent par gestes ou par écrit, voire même expriment spontanément des souhaits de cette manière. L’intonation a souvent quelque chose de particulier, notamment les modulations font défaut ou sont placées au mauvais endroit.

Les néologismes sont célèbres. Une partie sont compréhensibles, mais rarement entièrement formés selon les règles du langage. Une foule de néologisme doit être formés par les malades pour désigner de nouveaux concepts pour lesquels notre langue ne dispose en effet pas de mots.

Comme l’association des idées entre elles, la relation entre le concept et le mot peut aussi être tout à fait fortuite et se maintenir par la suite. Tout cela peut à l’extrême, aboutir à une salade de mots. Les propos écrits correspondent entièrement aux propos oraux.

Les symptômes corporels[15] décrits par Bleuler, et dont il n’exclut pas une cause organique et qui pour certains sont mis aujourd’hui sur le compte d’effets secondaires médicamenteux, soulignent là encore la dimension d’un corps qui fait énigme. Les oscillations du poids corporel, le manque d’appétit fréquent mais aussi la boulimie, des troubles du transit, des troubles urinaires, les troubles de la sécrétion sudorale, l’impuissance chez les hommes, les troubles des menstruations chez les femmes. Hypersomnie ou insomnie, fatigue, tremblements. Pertes de connaissance, spasmes etc.

Les symptômes catatoniques[16]

Catalepsie, le visage figé des malades, des positions forcées maintenues de façon prolongée, une flexibilité cireuse, absence de mouvements spontanés. Les stéréotypies se retrouvent dans tous les domaines, celui du mouvement, de l’action, de la parole, de l’écrit, du dessin, de l’expression mimique etc. Verbigération. Le maniérisme. Le négativisme: on rassemble sous ce nom une série de symptômes qui ont tous en commun le fait qu’une réaction dont on aurait pu attendre qu’elle ait un sens positif se déroule dans un sens négatif. Les malades ne veulent ou ne peuvent rien faire de ce qu’on attend d’eux.

L’impulsivité et les tentatives de suicide, les automutilations de toutes sortes peuvent être extrêmement brutales.

Je vous propose une description de la schizophrénie simple telle qu’elle apparaissait au début du XXème siècle :

Les patients s’affaiblissent simplement sur le plan affectif, la volonté perd sa force, la capacité de faire un travail, de veiller à ses propres besoins diminue, ils paraissent bêtes et finissent par présenter le tableau d’une démence prononcée.

La forme simple est assez rare dans les asiles, elle se rencontre cependant, très souvent, en consultation externe.

Les schizophrènes simples végètent comme colporteurs, comme vagabonds. Dans les couches supérieures de la société, le type, fréquent, de la femme insupportable, braillant sans cesse, seulement capable d’émettre des revendications mais ne reconnaissant aucun devoir. De longues années durant, la famille ne pense pas à une maladie, vit un enfer peuplé de tourments et cache par tous les moyens la situation au monde extérieur… comment ne pas entendre que cela perdure, voir s’accentue à notre époque, où tout est lu sous l’angle d’une sortie de la norme et de surtout devoir y rentrer coute que coute.

Tous ces symptômes peuvent se combiner à l’infini et l’on peut considérer qu’à notre époque, plutôt que d’y penser découvrir de nouvelles maladies, de nouveaux troubles, conséquences logiques de la volonté classificatoire, ils seraient plus fructueux de considérer que tout ce qui se repère comme s’appuyant sur ces descriptions Bleulériennes, trouve ses accents singuliers dans ce qu’au cas par cas, un sujet peut en dire. Ce qui reviendrait en quelque sorte de se passer de cette clinique psychiatrique classique à condition de s’en servir. Comme dans le domaine de la psychanalyse, nous continuons à tirer enseignement des textes freudiens, de ceux de Lacan, de JAM toujours en tension avec l’expérience clinique personnelle, l’expérience clinique en cabinet ou en institution.

Conclusion

Revenir à la lecture de textes princeps de la psychiatrie et tout particulièrement l’ouvrage de Bleuler la Démence précoce ou le groupe des schizophrénies, est une façon de se confronter aux descriptions d’une clinique certes antérieure à l’avènement des neuroleptiques donnant par conséquences des manifestations non abrasées chimiquement et sans doute plus spectaculaires, mais dont certaines, nombreuses, trouvent une résonnance toute particulière avec ce qui se rencontrent encore de nos jours dans les institutions dans lesquelles nous travaillons. J’ai en tête tout spécialement, ces jeunes adolescents, étiquetés « phobiques », souffrant « d’anxiété sociale », moqués, harcelés, se scarifiant, envahis de pensées morbides les amenant parfois jusqu’à la tentation suicidaire, perdus dans leur choix d’identité sexuelle etc. Jeunes adultes pour lesquels le repérage psychiatrique méconnait une fragilité pour laquelle le terme de psychose est bannie. Engendrant alors des conséquences non négligeables : sorties prématurées de l’institution, prescription médicamenteuse non adaptée aux symptômes présentés, une compréhension trop facile de ce qui est en question pour tel sujet car pris dans une féroce ironie dont il vaut mieux être averti.

Une lecture de ces textes qui donne l’occasion de rouvrir des questions, comme, qu’est-ce que la schizophrénie? Sans aucun doute avec des réponses qui se trouvent dans la singularité d’une énonciation à laquelle il s’agit de faire signe, grâce à la boussole analytique lacanienne, mais pas sans un savoir sémiologique qui rend plus attentif à ce qui se dit dans ce qui s’entend, là où « le dit schizophrène », selon Lacan dans son texte de l’Étourdit[17], se spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours établi ».


[1] Schizophrénie et paranoïa Quarto, 10 p15-16

[2] Naissance de la schizophrénie, p 4-6. C Dugène. Bibliothèques et documentations GHU Paris.

[3] Eugen Bleuler, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, traduction Alain Viallard, éd E.P.E.L G.R.E.C (disponible en format kindle)

[4] La conception d’Eugen Bleuler, Henry Ey, éd E.P.E.L G.R.E.C

[5] Schizophrénie et paranoïa Quarto 10

[6] Ibid Quarto 10

[7] Eugen Bleuler, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies traduction Alain Viallard, éd E.P.E.L G.R.E.C (disponible en format kindle), p708

[8] Ibid

[9] Revue La Cause du Désir 95, p 17.

[10] Dementia praecox ou groupe des schizophrénie p1821

[11] Ibid p 2023

[12] Ibid p 3193

[13] Ibid p 3714                                     

[14] Ibid p4443

[15] Ibid p4818

[16] Ibid p 5507

[17] Autres Écrits, p 474